22.3.14

Un auteur fendu


A la fin des années 1970, on a retrouvé dans les tiroirs d’Hollywood, des images qui ne sont pas destinées à être commercialisées. Il s’agit de prises de vues en couleurs effectuées au moment de la libération en 1944. Elles sont muettes (telles qu'elles sont au moment où Jean-Claude Biette écrit dessus en 1986, dans les Cahiers n° 386). D’ouest en est, on y voit la Libération : en Normandie, à Paris, à Dachau. On y voit donc plusieurs libérations très différentes. Ces images auraient été projetées à Nuremberg pendant le procès de 1945-1946, avant d’être cachées sous un monceau d’archives personnelles (Wikipédia nous dit : au fond d’un jardin [référence nécessaire]), pour être exhumées après le décès de leur propriétaire en 1975. Quand on les découvre pour la première fois, on ne se demande absolument pas qui a tourné ces images. Si on y pense à la limite, on se dit que c’est un chargé de mission du gouvernement américain. C’est vrai, d’ailleurs. 

Que dire de ce regard anonyme ? A en croire la conjoncture, il devait probablement répondre à une commande ne lui assignant ni plus ni moins que l’enregistrement de ce qu’on aurait vu sur place. Visiblement, il y répond. Les opérations de prise de vue ne semblent guidées que par cet impératif d’enregistrement. Il y a donc bien des choix de cadrage, des mouvements d’appareil, et il n’est pas question de dire que tout ça n’a pas de sens, mais : partant de ces moyens cinématographiques, il n’y a pas d’effet visant à exprimer l’émotion de l’opérateur. Sur le plan du montage, c’est exactement la même chose. Les plans sont juxtaposés les uns aux autres sans but expressif, ni même explicatif. Ils l’ont sans doute été dans l’urgence : il s’agissait simplement de montrer, de montrer tout ça très vite. Evidemment, il n’y a pas de musique ; pas de paroles, non plus. Et je ne suis pas en train de dire que les images en question ne font aucun effet, bien sûr. Mais, au risque d’enfoncer des portes ouvertes : cela tient à ce dont elles témoignent abruptement, et non pas au regard dont elles découlent. 

Que dire d’autre de ce regard, alors si transparent ? On peut ajouter qu’il a ensuite escamoté tout cela, pour le mettre dans sa cave ou dans son jardin, peu importe : Il a voulu le cacher, le protéger des regards. Et je suis certaine que ce n’est pas seulement du regard des autres qu’il a voulu protéger ces images (ou réciproquement). Cette opération a automatiquement, et peut-être d’abord, consisté à protéger ces images de (ou à s’en protéger) lui-même. Donc, par cet acte d’enfouissement, un trait de ce regard anonyme se manifeste. Il prend un peu de chair. C’est même sans doute assez complexe, il est un peu fendu. 

L’auteur de ces images, c’est George Stevens, un réalisateur et producteur de films de fiction bien campé sur ses origines californiennes, fermement installé dans le paysage cinématographique hollywoodien. Il se trouve que le gouvernement américain l’a envoyé en Europe en 1944 pour tourner. Après sa mort, les films ont été retrouvés par son fils. Ils ne relèvent pas du tout de l’ordre des « films de George Stevens ». Ce n’est pas seulement une question de catégorie (fiction ou documentaire), de contexte de production ou que sais-je encore, c’est un problème bien visible, de style, de position face au réel. Il faut mettre tout ça en amont, à la fin, parce qu’on est des spectateurs. On voit les films avant tout. Pour nous : les cinéastes, ça résulte des films (dans ce sens-là aussi). 

Il y a aussi la couleur : c’est déconcertant de voir ces images-là en couleurs. 


La libération de Dachau filmée par George Stevens, 1944
source : www.dailymotion.com

Mais donc, pour le reste, quand on sait d’où ils viennent, il faut admettre que ces films procèdent de beaucoup de soustraction - du côté de l’auteur, j’entends. Non qu’on y décèle un effort d’objectivité ; en fait il s’agirait plutôt d’un réflexe d’effacement. George Stevens est un nom d’auteur-cinéaste, qui désigne un style narratif et visuel bien personnel quoiqu’affilié à celui, générique, du cinéma hollywoodien. Ici, ce George Stevens est anéanti. Il n’y a plus de George Stevens à Dachau en 1944. Il n’y a que des vivants, des morts, et une caméra au milieu. On pourrait dire que c'est dû à l'ensemble des contraintes de production qui ont pesé sur Stevens (commande, urgence, etc...). Mais ça me semble un peu court. 

Je trouve que cette histoire très ponctuelle et assez ancienne finalement, est habitée par un certain nombre d’enjeux qui se sont révélés un peu plus tard, en France notamment, sous la plume de Rivette en 1959 et avec le débat de fond assez violent qu'il a impulsé à propos de la morale et des images des camps nazis que l’on proposait aux spectateurs à ce moment-là. En amont (1948-1950), André Bazin parlait des films néoréalistes italiens comme personne ne l’avait fait avant lui, en mettant l’accent sur les images elles-mêmes et leur « objectivité psychologique » plutôt que sur les plans techniques (pauvreté du dispositif de production) et thématiques (sujets relevant d’un certain réalisme social, liés à l’état de l’Europe dans les années 1940). Ces questions-là, ces questions d'image, se posent indépendamment du contenu explicite des films, documentaires et fictions confondus ; elles ne se réservent pas à l’ensemble des films sur les camps. 

En revanche, elles se posent désormais en toute connaissance des camps ; en fonction de ce qu’on en a vu, de l’impact qu’un tel visible a sur celui qui le regarde. Cet impact est évidemment énorme, excessif. C’est trop, pour être assumé sur les acquis de l'histoire du langage cinématographique dominée par la tradition américaine. On a donc une fissure quelque part, entre cette tradition américaine et un autre cinéma. Et on voit que cette fissure est passée dans quelqu’un. Elle a traversé un cinéaste : George Stevens, dont l’œuvre apparaît désormais complètement disjonctée entre des fictions hollywoodiennes classiques, et ces images de 1944. On peut sans doute repérer les éventuels prolongements de cette fissure dans les films, dans les plans, toujours plus en détail. J’imagine un réseau très fin de micro-craquelures.