10.11.13

Les yeux qui ont vu ceux de la princesse

Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme (1852). Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n'ai jamais pu réduire «je vois les yeux qui ont vu l'empereur». Je parlais parfois de cet étonnement, mais comme personne ne semblait le partager, ni même le comprendre (la vie est ainsi faite à coups de petites solitudes), je l'oubliai.

Roland Barthes, La Chambre Claire, 1980

En 1827, Nicéphore Niépce réalise une « héliographie » que l’on considère, depuis les années 1950 (et grâce aux recherches de >> Alison et Helmut Gernsheim) comme la première photographie du monde. C’est le Point de vue du Gras

Ce que je lis chez Barthes, c’est cela : la photographie est apparue à un moment dans l’Histoire. Du coup, on a des photographies, des empreintes lumineuses du passé. Et du coup (on le constate) : on n’a pas de photographie de Napoléon. Pourtant, à l’aube du XIXème siècle et auparavant, je suppose qu'il y avait une lumière qui inondait les globes oculaires, semblable à celle d'aujourd’hui. Mais elle n’a impressionné aucune pellicule. Elle ne nous parvient plus. En nous montrant les yeux qui ont vu l’empereur, la photographie fait surgir un regard qui nous vient de l’opaque, un regard qui s’est posé sur des visages dont nous n'avons pas pu garder la trace lumineuse.





Il était une fois une princesse : Charlotte Augusta de Galles, née en 1796, fille de Caroline de Brunswick et de Georges-Frédéric Auguste de Hanovre, prince de Galles et futur roi sous le nom de Georges IV. 

Charlotte of Wales de Sir Thomas Lawrence
source : www.wahooart.com

Le prince de Galles use de toute l’autorité dont il dispose pour restreindre les relations entre Charlotte et sa mère, qu’il juge immorale et frivole. Charlotte aime la musique, elle monte à cheval comme les hommes, et ne s’habille pas toujours décemment aux yeux des moralistes. Elle adhère au parti Whig, tente de se défenestrer lors de la cérémonie d’intronisation de son père, et adresse un baiser à Charles Grey devant la haute. Ses relations avec le prince régent se dégradent peu à peu. En bout de course, elle rompt ses fiançailles avec le Prince d’Orange à qui elle était promise. Elle fugue. Elle a le soutien de sa famille, des Whigs et du peuple. Elle devient le fer de lance de l’opposition.

Mais elle se réconcilie plus ou moins avec son père. Elle épouse donc le Prince de Saxe-Cobourg (Léopold) en 1816. Tout se passe dans les règles de l’art – outre le fou rire de la mariée lorsque Léopold s’engage solennellement à subvenir à ses besoins matériels. Un discours médical prend acte des extravagances de Charlotte. Le 5 novembre 1817, elle accouche d’un garçon mort-né. Elle expire dans la nuit, à l'âge de vingt-et-un ans. Le Royaume-Uni est en deuil, même les vagabonds se drapent de noir. L’accoucheur de la princesse se suicide trois mois plus tard. 

La National Gallery of Scotland conserve un petit objet-souvenir conçu avant la cérémonie mortuaire. L’œil peint de Charlotte de Galles est déposé sur une mèche de ses cheveux, et l’ensemble protégé dans un médaillon refermable. C’est bien le regard de la princesse que l’on a voulu préserver, si tant est qu’il soit possible de faire une relique, comme on le fait d’une mèche de cheveux, d’une chose si insaisissable que le regard. Cet objet est étonnant… J’ai commencé par me dire que Charlotte de Galles devait avoir un regard spécial, un regard qui justifie qu’on cherche à le dissocier de son corps défunt pour le chérir, le protéger du temps et de la disparition. 

The Eye of Princess Charlotte of Wales, 1817
National Gallery of Scotland, www.nationalgalleries.org

J’apprends ensuite, grâce à >> Haneke Grootenboer, que ces yeux miniatures étaient en vogue outre-manche depuis la fin du XVIIIème, et qu’ils le resteront jusqu’en 1830. Si je crois ce que je vois, ils étaient d'abord les accessoires de la séduction plutôt que ceux du deuil (mais l'un dans l'autre... qui donc a fait faire celui de Charlotte en 1817 ?). Fût-il bref, un tel engouement pour ces petits objets manifeste une appréhension particulière du regard, indépendante des questions de perspective. Elle interroge directement l’être, et ici tout particulièrement l’absence et la mémoire. Et cette lubie anglaise d’intervenir à ce moment précis dans l’histoire des images, qui précède tout juste l’ère de la photographie dont elle est donc, bien évidemment, annonciatrice. Nous entrons déjà dans un nouveau régime de visibilité. 

Mais il n’existe aucune photographie de la si moderne Charlotte Augusta de Galles. On le sentait bien : pour être un peu en avance globalement, la princesse est aussi morte trop tôt. En revanche, on connait des yeux qui pourraient presque l’avoir vue. On apprend sur le site >> niepce-daguerre.com, que Claude Niepce est à Londres, déjà préoccupé par l’idée de mouvement perpétuel, lorsque Charlotte meurt. La famille Niépce se montre profondément affectée par ce deuil. Et Nicéphore écrit des stances élégiaques en hommage à la princesse. Dix ans plus tard, avec l’aide précieuse de Daguerre, il élabore un œil nouveau : une chambre noire flanquée d’une plaque photosensible en guise de rétine. Cet œil va embaumer les regards, et les transporter à travers le temps. C’est l’œil de la modernité. 

Alors voilà : désormais, je les verrai un peu partout les yeux qui ont vu ceux de la princesse.


4 commentaires:

  1. Je ne connaissais pas du tout ce type d'accessoire, l'œil de la princesse... Voilà qui me donne des idées !
    "Les yeux qui ont vu", cela fait longtemps, je me rends compte, que je ne me suis plus fait une telle remarque. C'est bizarre...

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    1. Mois non plus je ne connaissais pas ces yeux : je suis tombée là-dessus complètement par hasard... C'est vraiment étonnant ! J'espère en savoir plus sur les idées que ça vous donne. Et aussi... même si c'était il y a longtemps... dans quelles circonstances avez-vous vu des yeux qui ont vu ? J'aimerais bien savoir si vous pensiez au cinéma, à un film en particulier...

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  2. Je réalise qu'au cinéma, "les yeux qui ont vu" qui me reviennent le plus spontanément sont ceux des femmes :
    - celles qui ont vu disons le Mal chez Lynch (comme Laura Palmer bien sûr).
    - celles qui ont vu la source d'un fantasme (Deneuve dans "Belle de jour" - la boîte -, Kidman dans "Eyes Wide Shut")
    - celles qui ont vu ce après quoi l'homme est en train de courrir (presque toutes les femmes dans n'importe quel film de Cronenberg).

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    1. Merci beaucoup, DnD, pour cette filmographie. J'y penserai en revoyant ces films - Lynch, d'ailleurs, j'ai besoin petite d'une mise à jour.

      Kubrick, j'y pense, il y a l'inconnue de "Fear and Desire" (son premier film de fiction, qu'il a renié toute sa vie) : une jeune femme brune que les soldats prennent en otage, et qui ne parle pas leur langue. Ils lui demandent si elle a vu quelque chose, elle ne répond que le mot "boat"... et naturellement son regard est saisissant (comme souvent chez Kubrick).

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