16.4.13

Contretemps

Je voulais décortiquer tous les films de Luis Buñuel disponibles en entier sur You Tube. Il y en avait six. J'ai regardé Don Quintin l'amer...

... qui s'ouvre sur un premier contretemps. Alors que Don Quintin prépare sa valise pour se rendre à Monterrey, l'appartement est brusquement plongé dans la pénombre : la facture d'électricité n'a pas été payée. Cet événement sans suite permet de présenter les personnages, en faisant le prétexte d'une discussion animée entre Don Quintin et sa femme Maria, la mère de son enfant, qui lui reproche de n'être pas assez vénal en affaire. Soit.

Don Quintin l'amer de Luis Buñuel

Le second contretemps du film aura des conséquences plus graves. Le départ du train que Don Quintin envisageait de prendre ce soir-là est repoussé au lendemain en raison de glissements de terrain sur la voie. Pour compliquer l'affaire, le télégramme qui ordonne que le train soit retardé, arrive lui-même en retard. Le train démarre donc à l'heure sous les yeux de Julio, qui accompagnait son ami Don Quintin sur le quai. Julio quitte la gare. Alors seulement, le train sera rapatrié, et avec lui Don Quintin. Seul sur le quai, il décide de retourner chez lui.

Don Quintin découvre alors que Maria le trompe avec Julio. Dans la fureur de la dispute qui s'ensuit, Maria lui raconte que son bébé n'est pas de lui. Don Quintin la chasse du foyer, et abandonne l'enfant. Il ne retrouvera sa fille que 20 ans plus tard, après avoir appris que Maria lui avait menti. En somme, Don Quintin l'amer raconte l'histoire de cet énième, et immense, contretemps.

Il se pourrait bien que ce motif scénaristique majeur, et le tourbillon de petits contretemps subsidiaires qui s'y rapporte, soit un trait du genre vers lequel penche le film : la comédie de moeurs. Don Quintin l'amer le doit à la pièce de Carlos Arniches, puisqu'il en est l'adaptation. Mais lorsque cette dynamique du contretemps emporte le découpage du film, alors il est indéniablement question de cinéma.

Revenons en arrière : en apprenant que son train ne partira que le lendemain, Don Quintin rentre donc chez lui. Dans le séjour, il fait noir, le bébé pleurniche. Une voix masculine se fait entendre depuis la chambre à coucher : il est question de dentelles. On entend Maria répondre. Don Quintin se dirige vers la porte de la chambre.

Un plan rapproché lui est alors consacré, depuis l’autre côté de cette porte : il ouvre brusquement ses deux battants et regarde hors-champ.

Le plan suivant ne répond pas vraiment à l'appel de ce regard. Voilà le contretemps. On ne voit que Maria, en plan rapproché poitrine. Elle est stupéfaite. Mais tant que l'intrus reste hors-champ, le spectacle est incomplet.

Vient ensuite un nouveau plan sur Don Quintin : ici, le contrechamp est « plein », mais il répond au regard de Maria. Au point où nous en sommes, c'est hors-sujet (en termes d'information visuelle).

Nous verrons enfin Julio, que nous supposerons assis aux côtés de Maria dans le lit puisque les raccords le permettent, mais dans mon souvenir, il n'en est pas moins isolé par le cadre a l'instar de son amante.

Le contretemps qui a attiré mon attention (le plan rapproché sur Maria seule, suivi de son contrechamp qui nous fait perdre un temps fou), a un effet un peu sidérant (outre le suspense). En effet, il octroie un regard à Maria. Pire : le film donne la primeur à ce regard, en lui dédiant ce contrechamp - a priori inutile puisque nous savons bien que Don Quintin est en face d'elle : nous l'avons vu rentrer dans la chambre et lever les yeux dans sa direction.

Or, le regard de Maria devrait rester accessoire, si l'on s'en tenait à l'intrigue : cette séquence est bien censée rester focalisée autour de celui de Don Quintin, pour raconter qu'il voit Maria (avec Julio), et non le contraire. Mais le rapport regardant-regardé se renverse aussitôt. D'ailleurs, aucun plan subjectif ne viendra certifier que Don Quintin voit sa femme et son ami ensemble – ce qui est pourtant bien le cœur du problème - c'est à dire dans le même cadre.

In fine, le découpage du film laisse entendre que Don Quintin ne voit pas grand chose. Il est plutôt saisi dans son aveuglement.

Don Quintin l'amer n'est plus visible sur le web (mais il reste d'autres films de Buñuel). Je raconte tout ceci de mémoire, alors que je me sais parfois fantaisiste sur ce plan. Admettons que les idées peuvent se construire pendant l'absence des films - je veux dire : en attendant qu'ils reviennent.

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