Un petit tour sur les forums et les blogs par-ci par-là, m’apprend que Cosmopolis de David Cronenberg ne fait pas l’unanimité. Il lui est reproché d’être verbeux. C’est vrai que ses personnages parlent énormément, d’argent, de sexe, et du monde dans lequel ils vivent. Mais je pense que la compréhension du film ne dépend pas complètement de la compréhension de ces propos (je reconnais dire-là ce qui m’arrange bien : je n’ai pas compris grand-chose aux dits propos).
Il n’en va peut-être pas de même pour le roman éponyme de Don DeLillo ; peut-être qu’il faut alors saisir ce qui est écrit pour comprendre le livre. Je ne l’ai pas lu. Une chose est certaine : la finalité d’une adaptation cinématographique n’est pas de « communiquer » un roman, d’en porter tout le sens et rien que le sens, avec des moyens univoques.
Evidemment.
Cosmopolis est-il le meilleur exemple pour illustrer ce poncif ? A priori, non (mais en fait, c'est un bon exemple). Le film de Cronenberg est « fidèle » au roman en ce sens que les dialogues des personnages auraient été repris mot pour mot, tels que Don DeLillo les a écrits. Il se présente donc comme une série de conversations et de monologues plus ou moins obscurs, tenus pour une grande part dans l’espace confiné d’une limousine : tout ceci se prête mal à l’inventivité en matière de mouvements d’appareils et de montage. La figure qui s’impose inlassablement au regard de Cosmopolis est alors ce lieu commun du cinéma : le champ-contrechamp.
Mais le champ-contrechamp (qui consiste à consacrer deux plans distincts et juxtaposés au montage, à deux portions d’espace diamétralement opposées) ne s’est pas vidé de son sens en faisant son entrée parmi les éléments de langage du cinéma classique. Il reste l’une des plus remarquables inventions du cinéma, et nous dit quelque chose sur l’espace qu’il ouvre, et sur le regard qu’il signifie si souvent. Ses usages varient à la discrétion des auteurs, pour convoquer à chaque fois un rapport particulier à l’image.
J'ai donc vite abandonné l'idée de suivre les discours des personnages, et j'ai trouvé que Cosmopolis était un film plus visuel que verbeux. J’ai été alertée par la plupart des champs-contrechamps du film : j’ai trouvé les raccords, non pas « relâchés » (le mot ne convient pas du tout), mais disons au contraire… « tendus ». Tantôt les angles de vue sont excessivement appuyés, tantôt les directions de regards tirent fortement d’un côté ou de l’autre ; je ne sais quel rôle joue l’intérieur contraignant et difforme de la limousine, mais on frise incessamment le faux raccord. C’en est crispant. La présence imposante du verbe dans ce film, apparaît alors comme le prétexte de cet usage exorbitant du champ-contrechamp.
Prenons l’exemple suivant : la séquence s’ouvre en partant d’un plan rapproché sur Samantha Morton, qui regarde légèrement sur sa gauche.
Un travelling arrière (au court duquel elle se penche en avant) nous permet d'appréhender l'espace autour d'elle : elle est assise au centre de la baquette arrière de la limousine, son interlocuteur est installé un mètre cinquante (voire deux mètres), sur une banquette latérale.
Le plan suivant est consacré à cet homme. Par rapport au précédent, je trouve que Robert Pattinson regarde un tout petit peu trop sur sa droite. A en croire cette image, la femme qui lui parle ne serait pas assise au centre de la banquette arrière. On alors elle se trouverait à dix mètres.
Le retour du contrechamp au champ n'arrange rien à l'affaire (elle regarde tout de même fort sur sa gauche et bien près d'elle)...
... j’ai l’impression que les personnages de Cosmopolis ne se regardent pas.
La première scène du film est beaucoup plus explicite sur ce point : Pattinson porte des lunettes noires, et s’adresse à son chauffeur qui se trouve à ses côtés sans prendre la peine de tourner la tête vers lui. Le montage vient donc ensuite, insidieusement, perpétuer la chose : les personnages posent, au-delà, en-deçà, à côté de leurs interlocuteurs, un regard fixe et assez alarmant. Et ils parlent. Le monde que décrit Cosmopolis est trop aberrant, trop détraqué pour que tous ces gens se regardent. Ceci n’est pas du verbiage : ça se voit. Reste à savoir si Don DeLillo fait référence, par écrit, à de tels regards (c'est bien possible, mais la chute du roman jetterait une lumière tout autre sur ce phénomène).
Dans l'espace blanc qui suit, on peut faire apparaître un dernier paragraphe en utilisant sa souris (je raconte la fin du livre, mais pas celle du film).
Cronenberg a introduit une différence de taille entre son film et le roman de Don DeLillo. A la fin du roman, on s’aperçoit que tout était mis en scène : le personnage principal est immergé au coeur du tournage d’un film. Il semblerait que Cronenberg ne soit pas un inconditionnel des mises en abyme. Que dire d’autre ? En somme, le dispositif cinématographique désigné par l’histoire de DeLillo a été intériorisé par son adaptation cinématographique ; et la facticité de cette histoire, devient chez Cronenberg quelque chose de plus halluciné et distordu, peut-être une espèce de dénaturation des rapports, prise en charge par le découpage.
Images : Cosmopolis de David Cronenberg (2012). Source : www.youtube.com (captures d'écran).