Notre réel a muté.
J’en veux pour preuve cet énoncé prodigieux, tiré du gratuit 20 Minutes de mercredi matin :
« Un endroit sans caméra pourrait en effet constituer une faille susceptible de permettre à la personne recherchée de disparaître. »
Et moi, encore mal réveillée, parmi les milliers d’usagers de transports en commun à qui l'on propose de lire cette phrase de bon matin, j'ai essayé de comprendre ce qui m’était dit. Résultat : je suis incapable de le comprendre sans admettre du même coup que notre réel a muté.
Il faut absolument que le cinéma en tire son parti d’une manière ou d’une autre.
La pige concernée s’intitule « Le rôle central de la vidéo », elle est sous-titrée :
« Les images font progresser les enquêteurs ».
Tout ce que je m’apprête à écrire n’a aucun rapport avec le dit tireur de Libération, sa personnalité, ou le sort qui lui est réservé. D’ailleurs l’article en question ne portait absolument pas sur tout ceci, mais bien sur les avantages que présente la technique de la vidéosurveillance dans le cadre d’une investigation policière (de façon générale). C'est vrai qu'il s'accompagne de l'énième publication de l'image du suspect, capturée par une caméra de vidéosurveillance. Le corps de l'article invite à la considérer comme un outil précieux pour l’enquêteur. C'est que nous devons être tous qualifiés pour nous approprier un tel outil (une image).
L’auteur de la pige rapporte les propos de Philippe Debaye, responsable commercial grands comptes pour Axis Communication, qui lui aurait donc dit quelque chose comme « un endroit sans caméra pourrait en effet constituer une faille susceptible de permettre à la personne recherchée de disparaître ». Je tiens compte des mille précautions linguistiques : le verbe "pouvoir" conjugué au conditionnel, le mot "susceptible" directement suivi de "permettre" : on sent venir la couleuvre. Le verbe "disparaître", lui, nous est livré à l’état brut. Je ne lis pas que l’on peut "se cacher", ou "fuir" : non-non, on peut disparaître, là où ce n’est pas filmé. Abracadabra.
J’en entends d’ici qui m’opposeraient : Philippe Debaye veut dire que le suspect peut disparaître du champ de vision des enquêteurs (celui que la vidéosurveillance leur prête). Je réponds que cette lecture est interprétative : je ne lis nulle part le mot "champ", je lis que le suspect peut disparaître. Admettons qu'une proportion des lecteurs de 20 Minutes prenne conscience qu’on ne lui parle pas du suspect lui-même, mais bien de son effigie dans le champ de vision que la vidéosurveillance prête aux enquêteurs, c'est-à-dire d’une image. Cette proportion de lecteurs éminemment avertie, en arriverait aisément à l’idée qu’on enfonce des portes ouvertes : on serait en train de nous dire que quand il n’y a pas de caméra, il n’y a pas d’image. La situation serait telle à ce jour, qu'il faudrait donc rappeler au grand public que le réel ne se filme pas du simple fait d'advenir, comme ça, tout seul. Et ceci nous serait dit de façon très imagée pour le coup : il y aurait des "failles", qui pourraient permettre aux gens de "disparaître". Il faut quand même faire preuve de sang-froid pour décrypter la métaphore (s’il s’avérait que c’en soit une), avant de courir chez Axis pour acheter des caméras et préserver notre monde de l'anéantissement qui le menace, partout où il n'y en a pas.
On n’en revient pas, de ces angoisses primitives, celles que l’on apprend à dompter en s’adonnant au proverbial jeu du "coucou-beuh". L’enjeu est simple : comment admettre que quelque chose (ou quelqu’un) continue d’exister hors de notre champ de vision ? Cela revient à concevoir tout un monde qui échappe à notre regard. Normalement, le problème se résout pendant la petite enfance, en passant par le monstre sous le lit et toute les histoires qui en découlent - mais l’angoisse continue de sourdre. Et la puissance du cinéma repose pour grande part, sur elle. Au cinéma, il y a un « champ aveugle » (cf Pascal Bonitzer, 1982). Et c’est vrai que tout peut s’y produire. Les gens peuvent y disparaître. L’exemple de la dernière séquence de 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick me paraît très pertinent à ce titre. C'est du cinéma. Mais ces images, effrayantes, me sont venues à l’esprit lorsque j’ai lu ce propos hallucinant sur les gens qui "disparaissent" dans des "failles". Il prétend bien porter sur une réalité, sur notre monde actuel.
Si l’image devait faire « progresser » les enquêteurs (c'est à dire tout le monde, dès l'instant où elle est si largement diffusée), il faudrait que l'on soit au fait de certains principes très élémentaires la concernant. Par exemple : une image est délimitée par un "cadre", à l’intérieur duquel elle fait apparaître un "champ". Une image générée par des machines avec un objectif (photo, cinéma, vidéo) est toujours le fait d'une opération de cadrage, qui répartit le visible et l’invisible autour de ses bords. Qu'y a-t-il de difficile à préciser que les "failles" de la vidéosurveillance permettent aux suspects de disparaître de son champ (plutôt que de disparaître tout court) ? Je crains que ce mot "champ" ne soit exclu parce qu'il renvoie au cadre de l'image, et à tout le vocable qui permet de concevoir l'invisible le plus sereinement possible (hors-cadre, hors-champ). Je vois qu'on tourne le dos à ce vocable pourtant simple et opérant, et je ne suis pas surprise. A en croire cet article sur le fond, les limites du champ vidéosurveillé ne sont pas vraiment acceptables. On propose des formules alarmantes lorsqu'il faut malgré tout évoquer le risque de ne pas voir : ce qui n'est pas filmé pourrait donc disparaître. L'invisible devient chose impensable.
La pige s'accompagne, justement, d’une image, qui m'intéresse énormément : celle là-même, présentée comme la capture d'une caméra de vidéosurveillance de la RATP, diffusée par la criminelle, les médias, et sur les réseaux sociaux depuis l’appel à témoin de mardi 19 novembre. On y reconnaît un visage. Je la publie à mon tour (qu'on me pardonne ce petit recadrage en passant).
Telle qu'elle était publiée dans 20 Minutes, sur Twitter et ailleurs, elle était déjà recadrée. Son format (portrait) n'est pas celui d'une image de vidéosurveillance. En l’occurrence, l'opération suffit à concentrer l'attention du spectateur sur le suspect puisqu'il n'y a rien d'autre à voir sur l'image... sauf cette flèche blanche qui indique son visage, ce qui est très superflu. Elle est bien là, pourtant, et produit son petit effet.
Ce curseur, dans l’absolu, désigne la zone de l’écran qui est sous contrôle, celle qui se soumettra aux ordres - à la moindre pression du doigt sur la souris. C'est l'image du pouvoir. Elle est très largement comprise comme telle, et partagée par tous ceux qui ont l'occasion d'utiliser un ordinateur. Il y avait mille façons de ne pas l'afficher, mais il faut croire que le pouvoir lui-même a tendance à rentrer dans le champ. Il a peut-être peur de disparaître, lui aussi.
Je sais bien que la présence de ce curseur doit s’expliquer d’une manière ou d’une autre. On me dit qu' « ils ont peut-être oublié de l'enlever » ! Soit. Voilà qui nous permet de concevoir un hors-champ autour de l'image. Ce hors-champ (qui est une construction mentale), je lui vois trois aspects en l’occurrence. C'est vite vu.
1) Un espace vidéo-surveillé :
S'il fallait indiquer le visage du suspect, c'est qu'il y avait donc d'autres visages autour de lui. A la base du recadrage, j'imagine que des questions de droits au respect de la vie privée pouvaient être en jeu. De fait, le champ de la vidéosurveillance est plus vaste que ne le laisse entendre l'image dont on dispose (les limites de ce champ, le grand complexe de la vidéosurveillance, ont été refoulées au passage).
2) Un ordinateur :
Cette petite flèche est là, parce que l'image est affichée sur un écran d’ordinateur. On peut donc imaginer l'ordinateur partout autour, avec tout ce que cela implique : archivage, traitement documentaire, maîtrise informatique des données, logiciels de reconnaissance faciale (ça arrive). Cette image est stockée parmi d'autres images, et mise en relation avec elles.
3) Un policier :
Le curseur joue un rôle déterminant dans la relation entre l'homme et la machine. Il est ici l'indice du regard de l'enquêteur, et de son travail qui consiste désormais à désigner le suspect dans la foule en déplaçant sa souris. En aval, le recadrage de l'image par le photographe et par les médias obéit à cette flèche : ça se voit très clairement ici.
Voilà : reste à imaginer le monde – on aura vite besoin d’autre chose.
>> Le réseau des caméras parisiennes
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