18.3.13

Camille Claudel, 1915

Camille Claudel, 1915 de Bruno Dumont

Depuis hier, il m'aura été bien difficile de parler d'un film dont je me suis immédiatement forgé une image fragmentaire. J'ai retenu un plan sur un arbre, sur une fenêtre voilée d'un rideau translucide, sur les entrelacs d'un tapis, des visages, un contrechamp ahuri sur la figure d'un psychiatre, une camisole en cuir, du papier à lettre imprimé, une réplique mécanique et inquiétante (« personne de veut vous empoisonner, ici »), un regard morbide sur une clavicule qui peine à se dessiner, la répétition d'un extrait du Dom Juan de Molière. Il y a aussi toute cette variété d'adresses au divin : ave maria inspirés-expirés, tirades crépusculaires ronflantes, alléluias hilares et solaires. Chacun de ces fragments, dans toute sa densité propre, a profondément sondé mon regard et ma faculté de jugement, tout ce qui fait de moi une spectatrice. A la disparité de l'ensemble, correspond l’éventail d'affects, de comportements et de discours multiples, changeants, contradictoires, qui sont prêtés à Camille Claudel. 


Fragments, donc, si abruptement assortis par le montage, que j’étais tentée de les disjoindre en esprit pour les observer indépendamment les uns des autres. S’il ne fallait en isoler qu'un, ce serait la poignée de terre rageusement pétrie par Juliette Binoche, tant elle révèle, dans sa belle évidence, la démarche de Bruno Dumont face au personnage historique de Camille Claudel. Le film compte cette petite poignée de terre pour seule référence explicite à la sculpture, puisqu'à partir de 1913, dès lors qu'elle est internée à la demande de sa famille, Camille Claudel cesse son activité artistique. Et c'est bien là que le film Camille Claudel, 1915 trouve sa qualité propre :  lui aussi, est un petit morceau. Il raconte un fragment, un tout petit fragment de la vie de l’artiste : trois jours de l'année 1915. Soit, la durée de ces trois jours est fort dilatée, au regard du traitement qu’un cinéma plus traditionnel lui réserverait. Toutefois je note que le film n’est lui-même pas bien long (une heure et trente-sept minutes).  


Voilà pour faire capoter toute velléité de comparaison avec la biographie épique de Bruno Nuytten (que je n’ai pas vue mais qui n’a a priori rien à voir). Bruno Dumont ne suit pas l’ascension et la déchéance de Camille Claudel pour alimenter le mythe. Il coupe en travers, et ne ne réserve qu’un petit extrait du parcours, quelques dizaines d’heures à peine, judicieusement choisies. Le texte final l’indique clairement : les trente années qui suivent sont, pour Camille Claudel, l’affreuse répétition de ces instants mis bout-à-bout. De même qu’il ne dispose que d’un morceau de glaise pour lui évoquer le travail de la sculptrice, le spectateur est invité à reconstituer en esprit le restant de la vie de Camille Claudel à partir d’un fragment, par démultiplication et montage. 


Or, il s’agit bien là de la méthode adoptée par l’artiste en question dès lors qu’elle a travaillé aux côtés d’Auguste Rodin, notamment sur la célèbre Porte de l’enfer, œuvre monumentale dont furent extraites quelques célèbres sculptures considérées isolément (dont Le Baiser et Le Penseur). Le procédé consiste à manipuler des « abattis » autonomes, à les reproduire, à les assembler sans se soucier outre-mesure du fini de ces liaisons : on appelle cela le « marcottage ». Au passage, au regard de son sujet (le début d’une longue période d’internement), le titre de La Porte de l’enfer [détail(s)] aurait pu être celui de Camille Claudel, 1915. Puisqu'il en est autrement (et c'est heureux), le rapport demeure incertain... Mais je le trouve opérant. 



La porte de l'enfer (détail), photographie de Roland Zh 


2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Touché par ce rendu de votre approche du film.
    Et intéressé par cette idée de "marcottage".
    Voilà qui me fait du bien à lire.
    Heureux de découvrir votre blog.

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    1. Merci d'avoir lu ce texte !
      En effet, c'est très tentant d'emprunter le terme de "marcottage" à la sculpture pour parler de cinéma... je trouve aussi que ça le rend intéressant.

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