8.5.13

La mêlée des regards

Dans le sport, autour du sport, s'organise tout un réseau de regards. Il y a d'abord le regard des sportifs : je suppose qu'ils l'utilisent de mille façons pour prendre l'ascendant sur l'adversaire. Il y a aussi le regard de l'arbitre, qui veille au respect des règles et éventuellement les interprète, dans l’intérêt du jeu. Il y a le regard des spectateurs qui sont sur place, guidé par le dispositif architectural  : le stade, les gradins... et parfois les écrans géants (on y vient). Il y a le regard des téléspectateurs, lui-même profondément infléchi par un regard tentaculaire : celui de la télévision avec son armée d'yeux (cadreurs, réalisateurs, journalistes, commentateurs) mobilisés dans le but de retransmettre et d'analyser l’événement sportif. Derrière le partage du visible et le jeu des regards dans l'espace social, Michel Foucault voyait se tramer une distribution des pouvoirs. Depuis que je l'ai lu, quand je regarde un match à la télévision je ne peux plus m'empêcher de voir l'autre : le match des regards, qui se voit comme le nez au milieu de la figure.

Le football, sa retransmission et son analyse télévisuelles sont sans doute particulièrement exemplaires. Mais le sujet me semble complexe - j'espère avoir un jour quelques idées sur la question, quitte à en passer par le domaine du rugby. Le rugby présente beaucoup d’intérêts pour la néophyte que je suis : le jeu lui-même m'est quasiment illisible, en revanche, les enjeux liés aux regards qui se nouent autour du jeu, sont faciles à identifier et à cartographier.  En effet, les schémas mentaux, la structure et la nature des relations qui président à l'ordre rugbystique, sont à ciel ouvert. On le doit à l'atmosphère particulière qui règne autour du rugby, à ce que les membres de cette sphère appellent "état d'esprit", ou parfois même "philosophie", et qui consiste à amarrer la pratique de ce sport à tout un ensemble de valeurs : respect, sagesse et transparence... de fait, ils abordent vite des questions qui dépassent le cadre du jeu stricto sensu, avec une candeur si touchante qu'elle donne envie de convoquer Jean-Jacques Rousseau. 

Paradoxe : cette éthique qui se veut intrinsèque au rugby, ne l'empêche pas de s'offrir en territoire d'expérimentation privilégié, pour quelques dispositifs techniques et médiatiques à la pointe. La notion de "transparence", que je trouve très problématique, est avancée ici encore. Mais voilà qui décuple l’intérêt du rugby comme sujet d'étude. La dernière de ces innovations est donc cette "caméra-arbitre" (ou "ref cam") venue de l'hémisphère sud, utilisée pour la première fois en France le 30 mars dernier, à l'occasion du match entre Toulon et le Stade Français diffusé sur Canal+. Le principe est simple : il s'agit d’atteler une caméra frontale sur la tête de l'arbitre, en vue de ponctuer la retransmission d'espèces de plans  "subjectifs arbitre". La télévision profite ainsi de la position privilégiée de l'arbitre (sur le terrain), et de ses indéniables compétences (il a tendance à se placer intelligemment, et à regarder là où il faut). Elle obtient une image assez spectaculaire à moindre frais, qu'elle vend à grands renforts de slogans quand-même un peu bizarres (non ?) : "vivez le match dans la peau de l'arbitre". 

Vue de la caméra-arbitre de Canal +


Je suis d'autant plus impressionnée par ce coup de maître, qu'il ne fait l'objet d'aucun débat (pour le moment) - passons sur le fait que France 2 hésite à l'adopter, pour des raisons de sécurité. La Poste, partenaire des arbitres, se félicite  de "l’émergence d’outils technologiques permettant de mieux appréhender la fonction arbitrale" et Romain Poite, l'arbitre du match du 30 mars, se dit très favorable à l'utilisation de cet outil. Certes, la caméra en question ne fait qu'allonger la liste des machines de capture greffées sur le corps de l'arbitre (micro, émetteurs, cardio-fréquencemètre, GPS). Mais tout ceci témoigne bien du fait que l'arbitre est devenu le point de cristallisation de tous les regards, et notamment du regard télévisuel. Cela me semble très symptomatique. Le silence à ce propos, est d'autant plus assourdissant. 

L’arrivée de l'arbitrage vidéo avait pourtant fait parler de lui. Il était question de la valeur de l'image comme preuve, ainsi que de la marge d'interprétation des règles et de la subjectivité de l'arbitre qui demeurent, dans le monde du rugby, remarquablement respectées - mais cela ne tient plus qu'à la bonne volonté des joueurs et des spectateurs : le dispositif télévisuel crée les conditions d'un déclassement du statut de l'arbitre. Outre que l'on peut s’inquiéter du statut de référence que s'arroge l'image vidéo dans certaines situations d'arbitrage, la question pour moi se situe aussi, et surtout, autour de la distribution des regards. Qui regarde quoi et pourquoi ? Qui montre quoi à qui ? Il n'y a pas de caméra strictement dévolue à l’arbitrage sur un terrain de rugby. L'arbitrage vidéo, c'est un "arbitrage télé" qui ne dit pas son nom. Le quatrième arbitre regarde des images télévisuelles, celles-là même que la télévision montre au téléspectateur. Le rôle délégué à la télévision dans l'affaire, n'est pas négligeable. Et accessoirement, depuis 12 ans le téléspectateur a bien accès à ce que voit le quatrième arbitre, au support de son appréciation. Finalement, la caméra-arbitre vient incarner un phénomène déjà daté. 

Il est encore admis, je crois, que le regard de l'arbitre doit rester souverain. Dans cette perspective, il ne serait pas aberrant que ce regard et celui de la télévision demeurent clairement distincts, symboliquement et techniquement : leurs intérêts respectifs ne se recoupent pas en tous points. C'est bien une question de pouvoir, car il se trouve que l'arbitre est une figure de pouvoir. Son pouvoir s'exerce sur le jeu de façon autonome, pendant que la télévision exerce le sien. Ce n'est pas un contre-pouvoir, mais un pouvoir parallèle, alternatif, et qui incidemment, peut avoir un impact décisif sur le spectacle télévisé. J'entends parfois qu'un arbitre peut "tuer le match", c'est dire. Je crois que cela suffit pour crisper le dispositif télévisuel. Cette araignée de télé est donc en train de saucissonner l'arbitre dans son dispositif, de s'immiscer dans son œil,  d'instrumentaliser son regard, d'en faire l'objet d'une analyse toujours plus fine, l'objet constitutif de son spectacle. 

Encore une fois, je suis très surprise par la rareté (l'absence) des réactions, du côté de ceux qui aiment le rugby. La mêlée qui m’intéresse pour ma part, celle des regards, se joue sans arbitre et sans règlement ; et il y a des brèches qui s'ouvrent. Sous couvert d'une "collaboration" entre les instances arbitrale et télévisuelle en faveur de cette "transparence" plus qu'équivoque (les moins dupes savent bien que le rugby doit désormais rivaliser avec le football sur le terrain du spectacle), la télévision et le téléspectateur peuvent donc désormais se mettre "à la place de l'arbitre" (sic). Ce n'est pas anodin - et pourrait inquiéter quelques vieux sages, s'ils prenaient le temps de replacer cet état de fait dans son contexte Star Académicien. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire