Roms d’ici est un film sur la résidence, et sur ce que l'idée de résidence implique : le lieu, et la durée.
Il s'agit d'un recueil de témoignages, de musiques, de bruits, et de plans fixes tournés dans des campements de la métropole lilloise. L’ensemble ne s’organise pas suivant les procédés de la propagande. Aucune voix off ne viendra relayer les paroles des Roms, les enrôler dans un discours démonstratif et idéologisant. Le sol boueux que les Roms arpentent à longueur de journée, ne fera pas l’objet d’une contre-plongée dénonciatrice. C’est pourtant un film très politique, je crois. Mais il s’installe sur le terrain d’une politique du visible - et non pas sur celui de la rhétorique politicienne.
Roms d'ici de Thomas Dumont |
Ce qui fait qu’un film est politique, ce n’est pas seulement le thème qu’il aborde. C’est d’abord et avant tout, ses angles de vues, ses cadrages, son montage, sa façon de désigner, de morceler, d’agencer le visible et l'audible. C'est à l'aune de son découpage, que se jauge le regard qu’un film pose sur le monde ; et ce monde comprend le spectateur. Non que le spectateur apparaisse à l’écran, mais il est aussi regardé par le film, en ce sens que le découpage lui assigne une place. Ce qu’un opérateur « cadre », c’est d’abord le regard du spectateur. Le monteur prend le relais. Et c’est une question politique. Jean-Louis Comolli dit bien tout ça.
Sur toute sa longueur, Roms d’ici donne à voir trois images simultanément. Elles sont juxtaposées sur un axe horizontal, et forment ensemble un rectangle fin et très allongé qui occupe la largeur de l’écran, et le tiers central de sa hauteur. Précisons d’emblée que le film s’inscrit en faux par rapport aux usages traditionnels du « split-screen ». Le dispositif de Roms d’ici ne vise aucune spectacularité. Il ne tend pas à satisfaire quelque avidité de l’œil, il ne garnit pas l’écran de contenu informatif. Ce cumul d’images implique d’abord une réduction, quelque chose d’une perte, qu’un écran au deux tiers noirs ne saurait désavouer. Au travers de cette rainure, ce que l'oeil perçoit est pauvre, de l'ordre du désert scopique. Mais c'est loin d'être vide.
Quelque soit le film qu’il regarde, à chaque plan le spectateur est taraudé par des questions plus où moins conscientes concernant la place qu’on lui octroie : « où ? » (et « quand ? » ce qui revient à « où dans le temps ? »). Or (à bon entendeur), il semblerait que ces questions soient un tant soit peu angoissantes. Un cinéma propagandiste ou publicitaire y répond à chaque plan, à chaque raccord, pour nous apaiser et nous disposer à recevoir le message qu'il véhicule. Le film de Thomas Dumont prend le contre-pied - c'est que les petites inquiétudes du spectateur ne font pas le poids, au regard des menaces qui pèsent continuellement sur les Roms.
L’image tripartite procède d'un point de vue équivoque et dispersé. Ses trois parties "raccordent" de façon très incertaine, moyennant des décalages parfois très légers. La source du son (paroles et ambiance), et avec elle, le point d'écoute, restent souvent indéfinis. Nous errons sur l’écran, en état d'alerte, à l'affût du petit évènement visible susceptible d'indiquer la moindre direction. Et ce faisant, nous sommes invités à remettre en cause, constamment, notre situation dans l’espace et dans le temps, parce que le point de vue n’est pas le même à droite, au milieu, et à gauche de l’écran. Voici comment Roms d’ici choisi de « mettre en cadre » l’immense précarité qui fait son sujet. La place du spectateur, telle que ce découpage la prévoit, est confuse, instable et précaire. La résidence ici interrogée, c'est celle de notre regard.
Celle des gens dans une société ne devrait pas se discuter (le titre le dit d'emblée).