30.4.13

L’œil et la rayure

A la fin des années 1920, Salvador Dali écrit, avec Luis Buñuel, le scénario d'Un Chien Andalou. De ce film, on retient souvent l'image bouleversante d'un œil entaillé par une lame de rasoir - Un Chien Andalou veut s'attaquer au regard conventionnel, c'est à dire à un œil. Devant la violence de cet événement cinématographique, il reste possible de choisir la voie de l'abstraction. D'ailleurs, je trouve que le montage nous y invite : un plan de la lune devant laquelle passe un long nuage effilé vient s’immiscer dans cette affaire, qui met l'accent sur les motifs géométriques du cercle (la lune) et de la rayure (le nuage). Or, l'histoire de l’œil fendu est, en somme, une autre combinaison de ces motifs. Voilà qui permet d'aborder les choses plus sereinement. 

Un Chien Andalou : la lune et l’œil entaillé


On observera au passage que le motif de la rayure est singulièrement présent dans Un Chien Andalou. La tapisserie, la cravate et la chemise de l'homme au rasoir, sont rayées comme le vêtement que porte Simone Mareuil. Un peu plus tard, celle-ci trouve une boite rayée, qui contient une autre cravate rayée dans un papier de soie rayé. Le motif plastique en question est très valorisé, par le moyen des surimpressions notamment : finalement, c'est toute l'image qui est rayée. Ceci mériterait sans doute un petit détour par le livre de Michel Pastoureau sur l'histoire de la rayure (L'étoffe du Diable), ne serait-ce que pour avoir à l’esprit la multiplicité des sens qui se sont trouvés associés aux rayures, au fil de l’histoire. Je pense que ces rayures donnent une tonalité complexe au film de Luis Buñuel, à la fois marginal, révolutionnaire, et mélancolique (rayer, c'est aussi faire disparaître). 

Un Chien Andalou : rayures


Plusieurs années plus tard, Salvador Dali participe à la réalisation d’un film tout à fait différent : La maison du Docteur Edwardes d’Alfred Hitchcock,  qui sortira en 1945. Il ne s’agit pas vraiment d’un film surréaliste. Cela dit, il porte sur la part cachée de l’esprit, que Freud a appelé l’ « inconscient » : celui-ci s’exprime de façon codée via les phobies et les rêves, selon des modalités qui ont fortement inspiré les surréalistes - dont Salvador Dali. L’intervention du peintre en question, pour La maison du Docteur Edwardes, concerne d’ailleurs plus particulièrement la mise en images du rêve de JB, (le personnage principal). On y retrouve, d’emblée, le motif prégnant de l’œil qui jouait un rôle si important dans Un Chien Andalou : dès son ouverture, le rêve est tapissé d’yeux - ce rêve est alors raconté, c'est-à-dire livré à l’observation des médecins. De surcroît,  l’un d’entre ces yeux est immédiatement découpé, comme celui d’Un Chien Andalou. Il semblerait que cette image hante Dali, et qu'elle pourrait bien nous dire quelque chose de son rapport au cinéma. 

La maison du Docteur Edwardes : le rêve


Par ailleurs, le motif de la rayure auquel recourait Un Chien Andalou en 1929, est absolument essentiel tout au long de La Maison du Docteur Edwardes - et je parle maintenant du film d’Hitchcock dans son entier, non plus seulement de la séquence de Dali. Le scénario lui accorde un rôle tout à fait central. En effet, la conscience de JB a effacé l’expérience traumatisante qu’il a vécue enfant, mais son œil, lui, en a retenu certains aspects visuels. Parmi les phobies de JB, on trouve donc la couleur blanche, mais aussi la rayure. De ce fait, le film est jonché d’insert rayés, qui entraînent l’affolement de JB. Je ne saurais déterminer la part de coïncidence dans cette affaire de rayures qui se manifestent sur le parcours de Salvador Dali lorsqu’il s’agit de cinéma (à 16 ans d'intervalle). Quoiqu’il en soit, il me semble que la rayure, qui est aussi un mode de camouflage, pourrait être la forme visuelle de l’idée de cryptage. Or, ce cryptage opère bien dans la production du rêve ou de la phobie, comme dans celle de l’œuvre surréaliste - avec les jeux de mots, les masques et les déplacements qui les caractérisent. Autour de cette idée, Buñuel, Hitchcock et Dali pouvaient bien se rencontrer.

La maison du Docteur Edwardes : rayures


L’année de la sortie de La maison du Docteur Edwardes, Dali peint un tableau intitulé The Eye, dans lequel on retrouvera les éléments que j’ai évoqué de-ci de-là : des rayures sur le sol, un œil, et le nuage effilé qui raye le ciel, semblable à celui qui passe devant la lune dans Un chien Andalou. Je veux bien croire aux coïncidences, mais alors celle-ci ! on dirait qu'elle nous adresse la parole.

The Eye de Salvador Dali (1945)

24.4.13

Koulechov, Paris Raccord et l'Origine du Monde

L'Origine du Monde de Gustave Courbet (1866)

Un matin d'hiver, Paris Match prétendait rendre à l'Origine du Monde son visage. En page de couverture, il associait le célèbre tableau de Gustave Courbet à un autre, qui représente la tête d'une femme allongée, aux épaules nues. Ce dernier avait été repéré chez un antiquaire par un collectionneur perspicace qui le soumit à l'expert Jean-Jacques Fernier (avec 40 millions d'euros à la clef). Le musée d'Orsay, qui expose l'Origine du Monde en tant que "composition achevée", s'insurge contre ces hypothèses "fantaisistes".

Il semblerait que le débat s'essouffle... Bilan : l'un des tableaux les plus regardés du monde (ne) serait (pas) un morceau d'une toile plus grande. On a retrouvé sa tête. On aurait pu la retrouver. A moins qu'on ne la retrouve jamais - et pour cause. J'ai une petite pensée enjouée, sincèrement, pour le perroquet virtuel qui sera venu parachever le tableau au passage (en référence à la Femme au Perroquet que Courbet a peinte la même année que L'Origine du Monde) : décidément, cette histoire est à croquer.


J'aurais voulu avoir les compétences requises, pour déterminer si Courbet a effectivement représenté une femme entière pour la recadrer ensuite (ou pas), si ce visage est bien celui de cette femme et s'il s'agit d'une autre femme au perroquet. Ainsi posé, ce débat m'aura intéressée, disons, raisonnablement. A ce propos, je pense que l'article de Philippe Dagen est assez convaincant (>> Le poids des mots, le choc du faux). Quoiqu'il en soit, je verrai toujours l'Origine du Monde comme le fruit d'une découpe, tant il est vrai qu'en réalité les êtres humains ont une tête. Et pourtant (que le musée d'Orsay se rassure), même si cette découpe s'avérait avoir été concrète, c'est à dire si Courbet avait bel et bien tranché dans sa peinture, jamais je ne considérerai le petit tableau en jeu dans cette histoire comme le pauvre reliquat d'un chef d'oeuvre qui aurait force d'autorité. Il n'y a pas de contradiction, si l'on accepte que la découpe est un geste artistique, et qu'elle participe de l'oeuvre dans son entier.

Ainsi, notre culture visuelle comporte un corps démembré, que certains sont tentés de raccommoder quand d'autres s'efforcent de les contrecarrer. Je ne jugerai pas les raisons qui animent chacun des deux camps - disons rapidement que les laïus d'inspiration lacanienne sur le sexe féminin me rendent très nerveuse. Outre que la tête et le corps associés sur la couverture de Paris Match ne s'articulent pas si bien que ça (et peut-être justement pour cette raison), l’événement a donc attiré mon attention. Et ce perroquet... n'en parlons pas.

En anglais, "match" signifie, entre autres, raccord. On dit "axis match" pour "raccord dans l'axe", "eye-line match" pour "raccord-regard", "direction match" pour "raccord direction", etc... Un raccord, au cinéma, est un lien qui s'établit entre deux plan distincts accolés l'un à l'autre. Mais on utilise aussi le terme dans d'autres domaines (lorsque l'on tapisse un mur, par exemple). Je dis parfois "c'est raccord", quand tel ou tel rapprochement se justifie à mes yeux. Les anglo-saxons disent "it matches" - ce qui signifie "ça va ensemble, c'est harmonieux, ça convient" (avec un accent sur la rencontre qui sous-tend cette convenance). Jamais Paris Match ne porte mieux son nom qu'en affichant, sur sa couverture, ce raccord entre l'Origine du Monde, et la peinture d'un visage féminin inconnue au bataillon.

A propos de raccord : a partir de 1920, le théoricien soviétique Lev Koulechov a mené un certain nombres d'expériences sur le montage cinématographique. La plus célèbre de ces expériences implique plan rapproché de Mosjoukine ; mais au regard des circonstances, je préfère évoquer un film antérieur (dont on ne retrouve plus la trace). Koulechov le décrit comme il suit :

"J'ai filmé une femme assise à son miroir, en train de se maquiller les yeux et les sourcils, de se mettre du rouge à lèvres, d'enfiler une chaussure.
Rien que par le montage, nous montrions une femme qui, dans la nature, dans la réalité, n'existait pas, puisque nous avions filmé les lèvres d'une femme, les jambes d'une autre, le dos d'une troisième, les yeux d'une quatrième. Nous avons collé ces fragments en observant un certain lien entre eux et nous avons obtenu un nouveau personnage en partant d'un matériau parfaitement réel. Cet exemple prouve là encore que toute la force de l'effet cinématographique réside dans le montage."
(Lev Vladimorivitch Koulechov, "l'art du cinéma : mon expérience", in L'art du cinéma et autres écrits, L'age d'homme, 1994, p. 153)

Le cinéma a beaucoup d'origines (et ce sont celles de tout un monde). Techniquement, il était inventé depuis plus de 20 ans lorsque Lev Koulechov a commencé à travailler au VGIK. Mais ses travaux sont absolument fondateurs, tant pour le langage que pour l'art cinématographiques. Quant aux discours critiques sur le cinéma, dans tout leurs clivages, ils font souvent de l'"effet Koulechov" un enjeu majeur - même quant ils ne le nomment pas. Par exemple, Pascal Bonitzer y voit la hantise d'André Bazin : c'est dire tout ce que cette question a d'originel.

Koulechov a montré que deux plans accolés l'un à l'autre ont tendance à se lier (par le chemin le plus court) dans l'esprit du spectateur.

Bien sûr, Paris Match a juxtaposé deux images sur sa page de couverture, il ne les a pas fait se succéder dans le temps. Mais Koulechov avait révélé un processus qui, entendu dans un sens élargi, a opéré ici : à partir de deux tableaux réels distincts, et à la faveur d'une vague correspondance de couleur et de position (et encore...) on obtient bien, en esprit et par réflexe, un tableau unique ; de même qu'on ne voyait qu'une seule femme, là ou Koulechov en avait filmé quatre.

Et le perroquet n'était absolument pas indispensable. Mais il me plait de plus en plus, avec sa manie de tout répéter.




Une belle rencontre sur le sujet : >> Le blog de Bernard Teyssèdre

16.4.13

Contretemps

Je voulais décortiquer tous les films de Luis Buñuel disponibles en entier sur You Tube. Il y en avait six. J'ai regardé Don Quintin l'amer...

... qui s'ouvre sur un premier contretemps. Alors que Don Quintin prépare sa valise pour se rendre à Monterrey, l'appartement est brusquement plongé dans la pénombre : la facture d'électricité n'a pas été payée. Cet événement sans suite permet de présenter les personnages, en faisant le prétexte d'une discussion animée entre Don Quintin et sa femme Maria, la mère de son enfant, qui lui reproche de n'être pas assez vénal en affaire. Soit.

Don Quintin l'amer de Luis Buñuel

Le second contretemps du film aura des conséquences plus graves. Le départ du train que Don Quintin envisageait de prendre ce soir-là est repoussé au lendemain en raison de glissements de terrain sur la voie. Pour compliquer l'affaire, le télégramme qui ordonne que le train soit retardé, arrive lui-même en retard. Le train démarre donc à l'heure sous les yeux de Julio, qui accompagnait son ami Don Quintin sur le quai. Julio quitte la gare. Alors seulement, le train sera rapatrié, et avec lui Don Quintin. Seul sur le quai, il décide de retourner chez lui.

Don Quintin découvre alors que Maria le trompe avec Julio. Dans la fureur de la dispute qui s'ensuit, Maria lui raconte que son bébé n'est pas de lui. Don Quintin la chasse du foyer, et abandonne l'enfant. Il ne retrouvera sa fille que 20 ans plus tard, après avoir appris que Maria lui avait menti. En somme, Don Quintin l'amer raconte l'histoire de cet énième, et immense, contretemps.

Il se pourrait bien que ce motif scénaristique majeur, et le tourbillon de petits contretemps subsidiaires qui s'y rapporte, soit un trait du genre vers lequel penche le film : la comédie de moeurs. Don Quintin l'amer le doit à la pièce de Carlos Arniches, puisqu'il en est l'adaptation. Mais lorsque cette dynamique du contretemps emporte le découpage du film, alors il est indéniablement question de cinéma.

Revenons en arrière : en apprenant que son train ne partira que le lendemain, Don Quintin rentre donc chez lui. Dans le séjour, il fait noir, le bébé pleurniche. Une voix masculine se fait entendre depuis la chambre à coucher : il est question de dentelles. On entend Maria répondre. Don Quintin se dirige vers la porte de la chambre.

Un plan rapproché lui est alors consacré, depuis l’autre côté de cette porte : il ouvre brusquement ses deux battants et regarde hors-champ.

Le plan suivant ne répond pas vraiment à l'appel de ce regard. Voilà le contretemps. On ne voit que Maria, en plan rapproché poitrine. Elle est stupéfaite. Mais tant que l'intrus reste hors-champ, le spectacle est incomplet.

Vient ensuite un nouveau plan sur Don Quintin : ici, le contrechamp est « plein », mais il répond au regard de Maria. Au point où nous en sommes, c'est hors-sujet (en termes d'information visuelle).

Nous verrons enfin Julio, que nous supposerons assis aux côtés de Maria dans le lit puisque les raccords le permettent, mais dans mon souvenir, il n'en est pas moins isolé par le cadre a l'instar de son amante.

Le contretemps qui a attiré mon attention (le plan rapproché sur Maria seule, suivi de son contrechamp qui nous fait perdre un temps fou), a un effet un peu sidérant (outre le suspense). En effet, il octroie un regard à Maria. Pire : le film donne la primeur à ce regard, en lui dédiant ce contrechamp - a priori inutile puisque nous savons bien que Don Quintin est en face d'elle : nous l'avons vu rentrer dans la chambre et lever les yeux dans sa direction.

Or, le regard de Maria devrait rester accessoire, si l'on s'en tenait à l'intrigue : cette séquence est bien censée rester focalisée autour de celui de Don Quintin, pour raconter qu'il voit Maria (avec Julio), et non le contraire. Mais le rapport regardant-regardé se renverse aussitôt. D'ailleurs, aucun plan subjectif ne viendra certifier que Don Quintin voit sa femme et son ami ensemble – ce qui est pourtant bien le cœur du problème - c'est à dire dans le même cadre.

In fine, le découpage du film laisse entendre que Don Quintin ne voit pas grand chose. Il est plutôt saisi dans son aveuglement.

Don Quintin l'amer n'est plus visible sur le web (mais il reste d'autres films de Buñuel). Je raconte tout ceci de mémoire, alors que je me sais parfois fantaisiste sur ce plan. Admettons que les idées peuvent se construire pendant l'absence des films - je veux dire : en attendant qu'ils reviennent.

12.4.13

Le noir et blanc de Picasso

L'idée de Carmen Giménez est assez lumineuse, de rassembler pour un temps les tableaux en noir et blanc de Pablo Picasso. J'ai si souvent entendu dire que la peinture était l'art de la couleur... sans le démentir, ces retours assidus de Picasso à une palette grise n'en sont que plus radicaux et significatifs. Sans doute le noir et blanc est-il une manière de travailler la forme et la ligne de manière autonome (sans que la couleur n'interfère), sans doute est-il le fait d'une certaine volonté d'abstraction. Les chemins de l'abstraction sont complexes et protéiformes.


Quoiqu'il en soit, il se trouve que le tableau majeur de l'artiste majeur du siècle dernier, à savoir Guernica (1937), est en noir et blanc.

Guernica de Pablo Picasso

Par certains aspects, la peinture moderne est l'arlequin de l'histoire de l'art : elle foisonne de teintes vives, de nuances riches, de couleurs "fauves". Son histoire, à laquelle contribue grandement les travaux d'autres peintres (Matisse par exemple), ne saurait être occultée... mais la place réservée à Guernica dans notre culture est très privilégiée. Les raisons sont nombres. On parlera en premier lieu du sujet de la peinture, et de l'engagement de Picasso vis-à-vis de la montée des fascismes en Europe. On parlera aussi du style, bien sûr, de ce langage des formes mis en place au long d'une vie d'artiste, et qui trouve ici peut-être son usage le plus exemplaire.

Mais finalement, le XXème aura donc retenu une toile grise. Est-elle bien "représentative" de la peinture moderne ? Je ne sais pas. En revanche, elle dialogue très clairement, par sa teinte même, avec les images du XXème siècle : et je parle ici de photographies plutôt que de peinture. Ce sont bien les photographies qui, historiquement, envahissent peu à peu le paysage visuel des contemporains de Picasso (1881-1973), à travers la presse notamment. Or, jusqu'aux années 1970, la photographie est restée très largement noire et blanche.


Le lien entre Guernica et la photographie est double.


- D'une part, il y a les images du bombardement de Guernica du 26 avril 1937 : les photographies de presse que Picasso a découvertes dans le journal. Elles sont vraisemblablement dans l’œil du peintre, lorsque celui-ci s'installe devant son immense toile blanche. D'ailleurs le cheval central du tableau est recouvert de petits motifs réguliers qui évoquent un texte typographié, semblable à ceux qui accompagnent les photographies publiées dans un journal.

- D'autre part, il y a les photographies de la genèse de Guernica, prises par Dora Maar pendant que Picasso travaillait. Il est avéré que le peintre s'est appuyé sur les photos de son amante pour opérer un certain nombre de choix au cours de la réalisation de son oeuvre. Anne Baldassari considère donc Guernica comme un tableau à quatre mains. Ce dispositif de création, dans son caractère tout-à-fait exceptionnel, impliquait le regard d'une photographe et les images (nécessairement grises) qu'il génère. Je gage qu'il ait eu un impact décisif sur la couleur du tableau.



Guernica apparaît dans un contexte particulier : celui du développement de la reproductibilité technique des images, qui avait fait l'objet des attentions de Walter Benjamin deux ans auparavant (L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique ne sera publié qu'en 1955, mais sa rédaction date 1935). Au bout du compte, je me demande si les modalités de diffusion du visuel de Guernica n'auront pas été pensés, d'une manière ou d'une autre, par Picasso. Guernica porte un message, en réaction à un événement d'actualité. L'"aura", la valeur cultuelle du tableau existent, mais son sens politique et social est tout de même premier. De fait, Guernica avait un rôle à jouer sur la scène médiatique. Outre ses dimensions monumentales (près de 8 mètres de long), c'est aussi, dans une certaine mesure, une "oeuvre-tract". Ce noir et blanc joue bien en faveur de la reproductibilité de l'image de Guernica, via les moyens techniques de 1937.


P.S. : Tout ceci est tout de même un peu vite dit, car les gris de Guernica ont une température : certains sont froids et d'autres sont chauds. Or, une photographie "monochrome" n'est pas à même d'en rendre compte.


7.4.13

Chronicle

Je lis que Wikipédia, Première et le Figaro classent Chronicle parmi les films de "found footage". Le found footage désigne pourtant une pratique créative fondée sur le recyclage, plus précisément sur le remploi de la chose même (autonomisée), dont Fernand Léger aura esquissé la définition dans ses notes préparatoires en vue du Ballet Mécanique, au début des années 1920.


Je suis très sensible au mouvement des concepts, mais il ne faudrait pas que Chronicle, [Rec] et Le projet Blair Witch viennent recouvrir un territoire esthétique peuplé d'expériences visuelles alternatives et très spécifiques. Chronicle est un film de genre - je le dirais fantastique - apparenté au Projet Blair Witch à l'instar de l'âge de ses personnages, et surtout de son dispositif (sa caméra "diégétique"). La démarche de Josh Trank ne se réclame pas du found footage : son film n'est pas construit à partir d'images préexistantes, enfin tout ceci relève bien de la fiction.

Voilà pour en arriver à dire que ce film m'a, par ailleurs, intéressée. Il y a des films qu'on devrait regarder comme on on a regardé ceux de l'école de Brighton. Je pense notamment à celui de Williamson, The big swallow, réalisé en 1901. Il s'agit d'un essai très amusant, qui dure une petite minute.


Ce film est tout à fait représentatif des expériences menées par les cinéastes de l'école de Brighton, qui portaient sur le montage, les points de vue et le cadrage, ici plus spécialement sur le gros plan, sur l’œil auquel s'identifie le spectateur de cinéma, et l'espace imaginaire qu'il occupe (du côté de la caméra). Ces travaux interviennent à l'origine de la mise en place progressive d'un "mode de représentation institutionnel", analysé par Noël Burch : ce que découvrent Williamson, Smith et les autres membres de l'école de Brighton sera exploité par le cinéma narratif de facture classique.

Je note toutefois le caractère ludique et sensationnel de ces petites scénettes (qui relèvent bien de l'attraction foraine), ainsi que leurs dimensions pédagogiques et allégoriques. A mes yeux, le bourgeois outré qui dévore le photographe situé du côté de la caméra est l'image d'un certain académisme qui voudra nous faire oublier ce qu'on appelle le "dispositif". Mais au fond, la caméra  résiste, n'en déplaise à ce gros goulu qui s'en éloigne, pétri de satisfaction... son pouvoir risible ne s'exerce qu'entre les limites d'un petit monde que la "caméra", cet œil fantastique que nous prête le cinéma, excède formidablement. On peut sans doute lire The big swallow de beaucoup de façons différentes, mais on ne peut nier qu'il joue sur les registres de la sensation et de l'allégorie, et qu'il participe à l'éducation du spectateur d'hier et d'aujourd'hui.

Chronicle de Josh Trank

Il me semble que, plus de 110 ans plus tard, le film de Josh Rank s'apparente au "grand avalement" de Williamson. J'insiste : Chronicle n'est pas un film "expérimental" au sens où il serait l'héritier des avant-gardes européennes des années 1920. Il s'agit d'un film narratif, produit dans le cadre de l'industrie du divertissement - par la société Davis Entertainment. Par ailleurs (et c'est dans cette mesure qu'il s'inscrit à mes yeux dans la lignée des expériences de Brighton) il a d'un part, la fraîcheur d'une bonne attraction foraine, et de l'autre, une vertu pédagogique notable. Il doit ces qualités à une donnée scénaristique élémentaire et galvaudée, mais qu'il exploite jusqu'à la lie : la télékinésie de ses personnages.

Chronicle raconte l'histoire de trois jeunes hommes qui utilisent une caméra pour filmer leurs péripéties. Contrairement à celui de The big swallow, le point de vue demeure donc tributaire de cette caméra diégétique, de bout en bout. En conséquence, il devrait rester assez contraint (dé-cadrages, tremblements, montage "plan sur plan"), à l'instar de celui des autres films de "caméra diégétique" : bien évidemment ces adolescents ne disposent pas du matériel nécessaire à la réalisation d'un blockbuster. Mais ils se découvrent des pouvoirs surnaturels. Accessoirement, l'un d'entre eux apprend à exercer son talent de télékinésie sur la caméra, qu'il maintient en lévitation autour de lui. L'intrigue ne se noue pas autour de ce phénomène, mais l'instance de monstration se voit tout de même profondément impactée. Ainsi, à mesure que les pouvoirs des personnages prennent de l'ampleur, le point de vue s'émancipe de leur position dans l'espace pour tournoyer autour de l'action. Peu à peu, le film prend donc une allure tout à fait ordinaire en termes de focalisation... à ceci près que les mouvements de la caméra ne seront pas perçus comme de simples "effets".

Ils seront lus comme le fait d'un esprit en acte (en l'occurrence, celui du personnage qui contrôle l'appareil). C'est à la fois très impressionnant, et tout-à-fait pédagogique. Il me semble que si le spectateur observait chaque mouvement d'appareil comme le fait d'un esprit en acte, avec l'émotion, et la vigilance que cela suppose, le cinéma aurait quelque chose à y gagner... Et si on le prenait au mot, un film d'"attraction" aurait bien son rôle à jouer, au regard de l'histoire du cinéma. Je laisse donc un petit lien vers un article de Tom Gunning qui explique son concept de "cinéma d'attraction", forgé à partir d'un aspect du cinéma des premiers temps, mais qui me paraît être un biais intéressant pour appréhender certaines tendances du cinéma contemporain dit "de divertissement".