12.4.13

Le noir et blanc de Picasso

L'idée de Carmen Giménez est assez lumineuse, de rassembler pour un temps les tableaux en noir et blanc de Pablo Picasso. J'ai si souvent entendu dire que la peinture était l'art de la couleur... sans le démentir, ces retours assidus de Picasso à une palette grise n'en sont que plus radicaux et significatifs. Sans doute le noir et blanc est-il une manière de travailler la forme et la ligne de manière autonome (sans que la couleur n'interfère), sans doute est-il le fait d'une certaine volonté d'abstraction. Les chemins de l'abstraction sont complexes et protéiformes.


Quoiqu'il en soit, il se trouve que le tableau majeur de l'artiste majeur du siècle dernier, à savoir Guernica (1937), est en noir et blanc.

Guernica de Pablo Picasso

Par certains aspects, la peinture moderne est l'arlequin de l'histoire de l'art : elle foisonne de teintes vives, de nuances riches, de couleurs "fauves". Son histoire, à laquelle contribue grandement les travaux d'autres peintres (Matisse par exemple), ne saurait être occultée... mais la place réservée à Guernica dans notre culture est très privilégiée. Les raisons sont nombres. On parlera en premier lieu du sujet de la peinture, et de l'engagement de Picasso vis-à-vis de la montée des fascismes en Europe. On parlera aussi du style, bien sûr, de ce langage des formes mis en place au long d'une vie d'artiste, et qui trouve ici peut-être son usage le plus exemplaire.

Mais finalement, le XXème aura donc retenu une toile grise. Est-elle bien "représentative" de la peinture moderne ? Je ne sais pas. En revanche, elle dialogue très clairement, par sa teinte même, avec les images du XXème siècle : et je parle ici de photographies plutôt que de peinture. Ce sont bien les photographies qui, historiquement, envahissent peu à peu le paysage visuel des contemporains de Picasso (1881-1973), à travers la presse notamment. Or, jusqu'aux années 1970, la photographie est restée très largement noire et blanche.


Le lien entre Guernica et la photographie est double.


- D'une part, il y a les images du bombardement de Guernica du 26 avril 1937 : les photographies de presse que Picasso a découvertes dans le journal. Elles sont vraisemblablement dans l’œil du peintre, lorsque celui-ci s'installe devant son immense toile blanche. D'ailleurs le cheval central du tableau est recouvert de petits motifs réguliers qui évoquent un texte typographié, semblable à ceux qui accompagnent les photographies publiées dans un journal.

- D'autre part, il y a les photographies de la genèse de Guernica, prises par Dora Maar pendant que Picasso travaillait. Il est avéré que le peintre s'est appuyé sur les photos de son amante pour opérer un certain nombre de choix au cours de la réalisation de son oeuvre. Anne Baldassari considère donc Guernica comme un tableau à quatre mains. Ce dispositif de création, dans son caractère tout-à-fait exceptionnel, impliquait le regard d'une photographe et les images (nécessairement grises) qu'il génère. Je gage qu'il ait eu un impact décisif sur la couleur du tableau.



Guernica apparaît dans un contexte particulier : celui du développement de la reproductibilité technique des images, qui avait fait l'objet des attentions de Walter Benjamin deux ans auparavant (L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique ne sera publié qu'en 1955, mais sa rédaction date 1935). Au bout du compte, je me demande si les modalités de diffusion du visuel de Guernica n'auront pas été pensés, d'une manière ou d'une autre, par Picasso. Guernica porte un message, en réaction à un événement d'actualité. L'"aura", la valeur cultuelle du tableau existent, mais son sens politique et social est tout de même premier. De fait, Guernica avait un rôle à jouer sur la scène médiatique. Outre ses dimensions monumentales (près de 8 mètres de long), c'est aussi, dans une certaine mesure, une "oeuvre-tract". Ce noir et blanc joue bien en faveur de la reproductibilité de l'image de Guernica, via les moyens techniques de 1937.


P.S. : Tout ceci est tout de même un peu vite dit, car les gris de Guernica ont une température : certains sont froids et d'autres sont chauds. Or, une photographie "monochrome" n'est pas à même d'en rendre compte.


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